Changer une organisation nécessite de surmonter des frictions, des habitudes et se préparer à de nouvelle façon de faire.

Changer une organisation nécessite de surmonter des frictions, des habitudes et se préparer à de nouvelle façon de faire.

Nous avons discuté avec Bruno Vidal Fondateur du cabinet Realst, expert en transformation des organisations et amélioration de la performance, enseignant à La Sorbonne.

Urbest: Préparer le changement, c’est plus facile à dire qu’à faire. Par où commencer?

Bruno Vidal :
C’est une question délicate, bien souvent le premier problème de la transformation réside dans la multiplication des priorités : Il faut mettre en place un nouveau SI, il faut réorganiser les services pour mieux adresser les besoins des clients ou contrecarrer une initiative de la concurrence, ou encore il faut passer en mode agile. Nous entendons souvent ces déclarations lors de nos échanges avec les entreprises. Nous pensons que pour entreprendre une transformation efficacement, il faut d’abord s’interroger sur le pourquoi de cette transformation, qu’est-ce qui nécessite de se transformer au-delà des solutions envisagées ou des urgences identifiées.

Une fois ce travail réalisé, il faut garantir que les porteurs de la transformation ceux qui la définissent, ceux qui la mettent en œuvre et ceux qui l’incarnent, partagent une même vision du pourquoi, du comment et du quoi. Sans adhésion forte, la transformation ne peut qu’être décevante.

Urbest: Dans le digital, il ne suffit pas de donner un smartphone à quelqu’un pour le digitaliser, il faut aussi rassurer les personnes les moins à l’aise et laisser entrevoir ce que sera le futur avec l’aide de la technologie. Avez vous des exemples à ce sujet?

Bruno Vidal:
Vous avez raison l’adoption du digital naturelle par osmose entre un outil et un utilisateur est une belle vision de geek de la Silicon Valley ! Les informaticiens disent également que le virus le plus dangereux qui met en péril les services digitaux est l’utilisateur, non pas qu’il soit mal intentionné, mais parce qu’il ne va pas forcément adopter les logiques d’usages anticipées par les concepteurs du service. L’exemple le plus extrême est l’IA Tay conçue par Microsoft sur Twitter. Les internautes ont réussi à le reprogrammer en quelques heures à peine après sa mise en fonction, Tay multipliait les diatribes haineuses ou racistes sur la base de ce qui lui était enseigné.

Au-delà de l’assurance, il faut agir sur les différents leviers d’adoption d’une solution digitale. Le premier type de leviers est rationnel en expliquant tout simplement le fonctionnement de l’outil ou du service, les conditions d’utilisation, si des ressources externes sont nécessaires, combien de temps cela prend, quelles sont les étapes qu’il faut effectuer pour finaliser la démarche.

L’objectif est de donner le maximum d’information utiles et non pas toutes les informations. Le second type de levier et comme vous l’évoquez émotionnel, chaque utilisateur a une aisance digitale différente qui provoque des états émotionnels différents. Les moins aguerris seront stressés, voir angoissés, ils pourront adopter une posture défensive, les plus experts seront au contraire stimulés et enthousiastes , ils pourront être dans le meilleur des cas des relais de l’accompagnement et dans le pire des cas méprisants vis-à-vis de ceux qui ne sont pas aussi experts qu’eux. Il faut pouvoir adapter l’accompagnement à ces différents publics.

Le dernier type de levier est motivationnel. Il va jouer sur les deux précédents facteurs de transformation. Il s’agit d’identifier les éléments qu’ils soient rationnels ou émotionnels pour chaque public qui leur fera dire que la transformation améliore la situation en rendant la démarche plus simple, en permettant aux utilisateurs d’être plus efficaces, en rendant le service plus adapté aux besoins. L’accompagnement nécessite d’avoir une compréhension fine du contexte professionnel des équipes qui vont devoir s’adapter à la transformation. L’autre approche plus “disruptive” est de co-construire les solutions digitales avec ses utilisateurs, cela permet de réduire fortement ce travail d’accompagnement en aval parce que le service digital correspond beaucoup plus aux logiques et aux contextes des utilisateurs.

Urbest: Vous avez parlé d’utilisateurs stressés voire angoissés et d’autres plus enthousiastes. Quelles interactions suggérez vous avec ces profils?

Bruno Vidal:
L’accompagnement des profils enthousiastes est relativement simple, il passe souvent par l’imitation, une démonstration et une mise en application. Comme on peut le faire avec des proches. Celui des personnes réticentes est plus délicat, il faut d’abord identifier la source profonde de leurs réticences qui peuvent avoir plusieurs origines. Peur du ridicule, peur d’être moins autonome, peur d’être moins compétent d’être dépossédé de sa compétence et de sa valeur par un outil, entre autre.

La détermination de ces motifs nécessite une analyse ad-hoc qui met en oeuvre des techniques de sociologie et de psychologie pour les identifier. L’accompagnement découle de cette analyse et met en jeu trois grands ensembles de principes la réassurance via du renforcement positif, de l’explicitation, une dynamique collective, l’apprentissage progressif via un séquencement des apprentissages des plus simples au plus complexes, en célébrant les réussites en amont de l’accompagnement et tout au long du processus et enfin la transposition c’est à dire la mise en parallèle entre les pratiques antérieures à la transformation et les pratiques postérieures, et la mise en situation avec les nouvelles approches induites par la transformation.

Urbest : Et quels sont les pires projets et facteurs d’échecs ?

Bruno Vidal: En plus des corollaires évoqués avant ? Je dirais un manque de rythme de la transformation que l’on peut qualifier de “transformation tortue”. Les projets sont souvent longs et peuvent perdre leur élan au fil du temps. Ce phénomène provoque le doute voir de la résistance vis-à-vis du projet. Ce n’est jamais neutre de se transformer, abandonner un cadre connu même s'il n’est pas parfait est toujours moins inquiétant. Si jamais le projet patine ou ne transforme pas assez rapidement, il peut être remis en cause.
L’autre facteur d’échec correspond à ce que nous appelons une transformation menée hors-sol. Le programme de transformation est conçu au sein d’un groupe restreint sans relais ni cascade dans l’ensemble des équipes concernées. Les décisions sont communiquées sans considérer le nécessaire aller-retour entre les dispositions du plan de transformation et la réalité du travail des équipes. Il faut prévoir un espace où les équipes et les porteurs de la transformation peuvent identifier les écarts, trouver des solutions pratiques.
Le troisième grand facteur d’échec est sans doute celui qui pourra le plus aller à l’encontre de mon activité, s’appelle la “transformation fatigue”. Certaines structures sont traversées de réorganisations permanentes qui se succèdent et qui ne permettent plus d’avoir un cadre stabilisé suffisamment pérenne pour que les collaborateurs s’approprient la nouvelle organisation. Ils craignent qu’elle soit remplacée par une nouvelle organisation avant même de se l’être réellement appropriée. Ils sont donc dans une posture de résistance passive, sans s’opposer réellement, mais sans adhérer réellement non plus.

Urbest: Avez vous un top 3 de vos plus belles réussites de transformations ?

Bruno Vidal:
C’est une bonne question que je me pose souvent. Quelles sont mes plus belles réussites de transformation de mon point de vue de praticien de la transformation, du point de vue de nos clients ou encore du point de vue des utilisateurs/clients finaux ? Si je me place du point de vu de ces derniers en ajoutant mes raisons personnelles de satisfaction, je citerai ces trois exemples :

Un pure player digital du marché du crédit immobilier est devenu un véritable “coach” pour ses clients qui cherchent à acheter un bien immobilier. Ils sont passés du statut de comparateur de taux de crédit à celui de partenaire dans la construction du volet financier du projet. La satisfaction que nous en avons retiré avec nos clients est d’avoir changé de regard sur le rapport qu’ils entretenaient avec leurs clients. Ils sont aujourd’hui beaucoup plus capables de connaître leurs besoins et de mieux y répondre au meilleur moment pour leurs clients.

La deuxième expérience marquante est un projet que nous avons mené pour le Ministère de la Justice qui souhaite digitaliser une procédure judiciaire. Le justiciable pouvait beaucoup plus facilement, sans se déplacer, remplir le formulaire et si besoin être guidé dans sa démarche par le service. Cela réduisait considérablement les délais de traitement qui pouvait parfois atteindre plusieurs semaines et qui devenaient quasi immédiat. La grande difficulté de ce projet a été de concevoir une plateforme accessible à tous, la solution digitale ne devait pas exclure qui que ce soit et pour les publics dépourvus de terminaux de rendre accessible dans un vaste réseau de point d’accès au droit cette démarche. On a donc travaillé dans une logique forte d’inclusion, habituellement la transformation digitale est une bascule d’un système physique (le papier, le face-à-face) au supports dématérialisés et au distanciel. Il a fallu trouver des solutions pour ceux qui sont, de fait, exclus du digital parce qu’ils n’ont pas d’équipement smartphone, ordinateur ou e-mail, ou parce qu’ils ne maîtrisent pas la langue. .

Le troisième exemple de transformation qui nous a marquée se situe dans un univers très particulier celui de la femme enceinte. Un laboratoire cosméto-pharmaceutique a mis en ligne un hub de service et de conseil pour la future / jeune maman et le papa pour les accompagner dans leurs nouvelles vies. Il s’agissait de faire intervenir des experts santé, psy, bien-être pour rendre cette phase parfois délicate la plus positive possible. Cela a été l’occasion pour le laboratoire de s’interroger profondément sur sa mission sociétale et d’élargir considérablement sa perception de cette période de la grossesse.

Urbest : Quelles sont vos sources d’inspirations pour réfléchir à des transformations ? Est-ce qu’il y a une sorte de science du changement qui existe ?

Bruno Vidal:
Il y a plus de modèles qu’une science réellement établie. Les premiers modèles organisationnels ont été produits dans les années 60 aux Etats-Unis par les grands cabinets de stratégie. Il y a dans le monde universitaire de nombreux travaux publiés sur les organisations depuis les années 20 ou 30 et c’est un objet de recherche toujours actif.

Il y a des “courants” qui se distinguent et font prévaloir des priorités différentes. C’est un sujet qui mobilise plusieurs disciplines Économie, Sociologie, Psychologie, Sciences de gestion et de plus en plus Data science.

Personnellement je suis particulièrement intéressé par les réflexions de design organisationnel. C’est une méthode qui place au centre de son approche l’expérience des acteurs, qu’ils soient collaborateurs de l’entreprise, clients, ou partenaires. Elle reprend la philosophie du Design Thinking qui est utilisée pour concevoir des produits et des services pertinents et agréables à utiliser pour l’appliquer à la transformation des organisations.

A ce titre, je suis membre du European Organizational Design Forum qui réunit des chercheurs et des praticiens pour échanger et faire progresser la réflexion sur la transformation des organisations. J’aime bien notamment ces deux blogs, le premier Change! parce qu’il propose des articles courts et accessibles sur les différents aspects de la transformation organisationnelle, le second plus exigeant animé par une enseignante de l’organisation Naomi Stanford.